J’ai très exactement 13 jours, 6 heures et 27 minutes de musique stockée sur mon ordinateur. Ça doit sans doute paraître un peu vieux jeu à l’heure de Spotify et des playlists encore plus dématérialisées que celle-ci mais je dois avouer que le fait de l’avoir sous la main sans connexion me fait du bien, comme si ça me rassurait de savoir qu’elle était là. Pour le coup c’était encore plus rassurant avant, quand elle était là sous forme de cartons remplis de CDs gravés. Ouais non, ça prenait trop la poussière et ce n’était tout de même pas bien pratique. On n’emporte pas 15 kilos de CDs à chaque déménagement, sans compter la chaîne hi-fi.
(Enfin si mais bon)
Du coup, je n’ai pas vraiment fait le tri dans tout ce que j’ai gardé depuis ma prime adolescence, qui a coïncidé avec l’émergence du peer-to-peer et du téléchargement illégal. Je sais qu’il y a sans doute beaucoup de cette musique qui ne correspond plus vraiment à mes goûts d’aujourd’hui, maintenant que mon oreille s’est affinée et que je n’accepte plus la même soupe qu’autrefois. Cette musique que l’on peut qualifier de honteuse, je la garde tout de même et elle m’écorche parfois le crâne lorsqu’elle s’invite en mode aléatoire, entre du Doom metal et de la musique traditionnelle cap-verdienne (ma dernière tocade en date).
Ces chansons-là, je les garde davantage pour les souvenirs qu’elles m’évoquent que pour leur parfois contestable qualité artistique objective. Pour me rappeler de ces nuits, ado, à délirer avec mes cousines, de cet été en Lozère avec cette amie que j’ai perdu de vue, des fêtes de mon Erasmus, des fins de soirée chahuteuses à hurler en Hongrois des paroles dont je ne comprenais pas la moitié. De cette chanson que je n’ai pas pu réécouter pendant très longtemps parce qu’on l’écoutait ensemble, qu’ensuite on s’est quittés et que l’entendre par hasard ne me vrillait pas seulement les oreilles mais aussi le cœur. Il y en a eu beaucoup des comme ça. Un peu trop mais pourtant s’en débarrasser n’est pas envisageable. Alors on écoute, parfois sans le vouloir, un jour en le voulant et puis un jour ça passe.
Et il y a celles qui sont honteuses mais pour d’autres raisons que leur intérêt objectif à propos duquel chacun et chacune aura son idée. Celles qui nous rappellent ces périodes de la vie où, faute de l’expérience ou de l’ouverture d’esprit ad hoc, on a pu se comporter d’une manière qui choque l’adulte que nous sommes devenus. Que nous sommes en train de devenir. Que nous sommes à mi-temps. Bref.
C’est ce qui m’est arrivé l’autre jour, au bureau. J’écoute de la musique au bureau, un peu en mode autiste. Et bim cette chanson que j’avais totalement oublié me parvient et m’a déconcentré un moment, à cause de certaines réminiscences désagréables. Je me suis revue, à la fac, pendant certaines soirées avec un groupe d’amis, un peu entamée, me lever lorsque cette chanson passait et, avec d’autres copines, la beugler à tue-tête en prenant des poses langoureuses, en une imitation au mieux maladroite de ce qu’on voyait dans les clips. Je pense qu’on le faisait car ça surprenait beaucoup les mecs, qu’on devait espérer aussi que ça leur plairait.
Et pourtant, les paroles étaient… comment dire? Insultantes? Du point de vue d’une femme en tout cas. De mon point de vue féministe d’aujourd’hui. Ça disait « pute » deux fois par phrase, ça parlait de « sucer la bite gratuite », de faire « rebondir » son « gros cul », de mettre « mon doigt dans ta chatte », de mettre dehors sans ménagement les filles qu’on a ramené chez soi la veille parce que « pas de joie pour les salopes ». « Marche droit, parle pas, avale, aboie ».
(L’objet du délit, au point où j’en suis)
De chanter et de danser sur ce genre de choses, on pensait que ça nous bombardait « fille cool – pas coincée qui aborde le sexe avec naturel mais pas au point de se laisser aller comme les estampillées salopes de la chanson – bonne pote mais sexy quand même – pas reloue à trouver que quand même c’est pas très sympa de chanter des trucs pareils ». En essayant de me rappeler de mon état d’esprit de cette période, forcément un peu plus fouilli qu’aujourd’hui, je me demande si j’étais bien consciente de ce que je chantais, de pourquoi au juste je me sentais obligée de dévoyer mon propre genre en faisant tout pour trouver ce genre de chansons « cool ». Il y a beaucoup d’options possibles évidemment. Mais la première, en dehors de la pression sociale, est celle du sexisme intégré, ce qui expliquerait pourquoi nous étions plusieurs à y être si sensibles. Je me rappelle même qu’on se moquait de celles qui trouvaient à raison cette chanson odieuse et refusaient de se livrer à ces simagrées, elles n’étaient « pas drôles ». Le fameux « manque d’humour » des féministes, en soi la meilleure des blagues n’est-ce pas ?
Je pense donc qu’au fond j’avais bien conscience du côté très désagréable et humiliant de cette chanson. Le problème n’était pas au final de danser sur elle mais plutôt l’intention dans laquelle elle avait été écrite. Elle est comme une fenêtre sur le point de vue non censuré de beaucoup d’hommes lorsqu’ils se permettent de parler sans retenue sur ce qu’ils pensent vraiment des femmes. Adopter ce point de vue, le faire sien quelque part en montrant qu’on en apprécie l’expression, c’était tenter de faire oublier ce que nous étions vraiment : des femmes. C’est-à-dire des entités dont on nous explique depuis la naissance à quel point elles ne valent pas le coup. « Courir comme une fille », « être une femmelette », voilà ce qu’aucun enfant n’a envie d’entendre. A quel point celles-ci sont chiantes, niaises. Pas marrantes. Qu’elles ne savent pas jouer au ballon. Qu’elles pleurent tout le temps. Quand on grandit un peu, qu’elles ne sont bonnes « qu’à ça ». Il est flatteur d’être considérée comme un « garçon manqué » (on avait une chance sur deux, c’est pas tombé loin quand même). Comment se sortir de ça ? On ne peut pas se débarrasser de son corps, qui nous désigne cruellement. Alors il faut inverser la vapeur, adopter le point de vue dominant. Annoncer par tous les moyens possibles qu’on est bien d’accord, que les femmes n’ont aucun intérêt, que leurs ambitions sont futiles et leurs points de vue sans importance. Qu’après tout elles valent bien la peine qu’on s’en moque. Mais hé, regardez, moi là, je ne suis pas comme ça. Regardez, moi aussi je me moque des femmes, parce que c’est ce qu’il faut faire pour se faire bien voir, pour se faire apprécier malgré tout. Regardez-moi, je ris de moi, de mon sexe, de mon genre, n’est-ce pas cool ? N’est-ce pas tout ce que nous méritons ?
Entre temps j’ai découvert et embrassé le féminisme, j’ai mis le doigt sur beaucoup de problèmes, beaucoup de comportements, je les ai décrypté, passé au peigne fin, remis en perspective presque 23 ans d’existence, à cette époque. Dieu que ça m’a fait du bien. J’ai appris la bienveillance et surtout, surtout, j’ai bien vu que, en effet, je n’avais vraiment pas d’humour.
Mais ça pour une féministe, ça n’est pas vraiment une nouvelle !
(Et la réponse de Yelle à l’époque, car elle en avait, elle, de l’humour)