Gentils, discrètes, incertains : les héros qui viennent

A R., pour m’avoir soufflé l’idée

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(Film-thème de cet article : Frances Ha, de Noah Baumbach)

Le moins que l’on puisse dire est que les gentils n’ont pas spécialement bonne presse dans notre société. « Etre trop gentil » sonne la plupart du temps comme une insulte et ne dit-on pas « trop bon trop con » pour faire honte à quelqu’un de généreux ayant eu l’audace de croire que tout le monde était comme lui?

Ou encore le fameux « tu te crois dans le monde des Bisounours? » qu’on retrouve repris à toutes les sauces, y compris les plus immangeables pour nous faire avaler n’importe quoi? J’ai récemment entendu des amis s’excuser de n’avoir pu ne serait-ce qu’un instant qu’ils y étaient, ou qu’ils auraient aimé y être dans ce fameux « monde des Bisounours » dont au final on ne connaît pas trop la teneur (personnellement pourtant l’idée de vivre en permanence sur des nuages entourées de gros nounours multicolores avec un joyau en plastique sur la poitrine passant leur journée à bouffer des sucreries ressemble déjà plus à l’idée que je me fais de l’Enfer mais passons).

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Sérieusement

La dévalorisation de la bienveillance, du rêve d’une société apaisée où l’on ne serait pas d’abord encouragé à se méfier de son prochain, est omniprésente depuis aussi loin que je me rappelle. Petite je n’étais pas exactement une foudre de guerre ou une grande débrouillarde, ce qui rendait la confiance en l’autre absolument vitale, comme tous les enfants. D’où cette fameuse et douloureuse « perte de l’innocence » qui survient lorsqu’on finit par comprendre que ça ne marche pas avec tout le monde et qu’effectivement, il va falloir apprendre à ne pas accorder sa confiance aveuglément. C’est dommage pourtant.

Parce qu’ils sont aimables ces distraits, naïves, rêveurs, bonnes pâtes, choisissez. Ces gentilles, ces incertains. Il est courant pourtant que eux-mêmes, j’en sais quelque chose, désirent ardemment être autrement, plus alertes, moins dans la lune, plus sûrs de soi, plus méfiants aussi, plus cartésiens sûrement, laisser moins parler leurs sentiments, les étouffer, leur demander de prendre moins de place. Etre capable de se ficher éperdument de ce que pensent les autres ou qu’ils ne nous aiment pas, ce qui est un bon conseil parfois certes mais qui peut aussi nous détruire si on le prend trop souvent au pied de la lettre.

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On parle beaucoup ces derniers temps de la nécessité d’assumer ce que l’on est, surtout si l’on est considéré hors des canons établis qu’ils sont mentaux ou physiques. Je suis d’accord évidemment mais ce que l’on lit sur tous les supports encourageant à être fier de ce que l’on est nous dit aussi insidieusement qu’il vaudrait tout de même mieux pour nous d’assumer être parfaitement dans les clous car le moindre débordement sera tout de même impitoyablement sanctionné.

C’est contradictoire évidemment, pour changer. Tiens ça ferait un bon sujet de chronique ça, je note.

De la même manière qu’il est forcément plus facile de s’assumer lorsqu’on est fait pour performer dans ce système très précis, donc en étant du bon âge, avec le bon physique, la bonne couleur de peau, le bon sexe, le bon milieu familial et, dans le cas qui nous préoccupe aujourd’hui, la bonne culture sociale appelant à traiter ses relations comme on managerait les employés d’une PME. Il est plus facile de s’assumer lorsqu’on est quelqu’un ayant la certitude qu’il faut absolument s’élever et que marcher sur la tête des autres pour y parvenir. Quelqu’un d’agressivement avenant, sociable, pas timide, sûr de soi et de son bon droit à exprimer des opinions dont on sait d’avance qu’elles seront reçues avec intérêt.

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On valorise aussi énormément la certitude ou son apparence. L’important n’est au final pas tant de savoir quelque chose, d’y croire profondément ou même d’être informé, l’aplomb avec lequel on exprimera une énorme connerie qu’une petite recherche Google aurait suffi à nous épargner suffira à la faire oublier. Nos politiques l’ont bien compris d’ailleurs.

Je termine en ce moment le fameux livre de Susan Cain Quiet: The Power of Introverts in a World That Can’t Stop Talking qui décrit ce phénomène à la racine, certes avec l’exemple des Etats-Unis à l’appui qui semblent comme toujours être à la pointe de tout y compris des pires névroses mais qu’en tant que bons suiveurs, nous ne devrions pas tarder à rejoindre. Je considère plutôt ce livre comme prophétique que comme la description d’une culture dont nous désirerions parfois être moins dépendants (parfois seulement parce que pour beaucoup de choses c’est vraiment génial, l’activisme et les séries par exemple).

Susan Cain y décrit l’absurdité de ce système qui favorise à outrance l’extraversion dans tous les domaines de la vie, donnant à ceux qui prétendent le bénéfice de la confiance. Alors nous prétendons tous, plus ou moins facilement et avec plus ou moins de succès. Mais quand on se prend à creuser un peu, on découvre que la plupart d’entre nous détestent ça mais en parlent peu, de peur de se faire étiqueter « trop sensibles ». Ceux qui transpirent, ceux qui ont trop chaud, ceux qui se froissent ou qui ont trop peur de froisser, ceux qui sentent avec justesse qu’ils ne contrôlent rien mais qui au moins ne se font que peu d’illusion quant à cette nécessité qu’on nous vend pourtant comme indispensable.

Il m’a fallu du temps, il m’en faudra encore, pour commencer à accepter peut-être que la sensibilité est une bonne chose. Qu’il ne faudrait pas avoir peur de passer pour une personne trop émotive, qui doute, qui ne sait pas tout. C’est peut-être ça assumer au final, le faire tranquillement, ne pas forcément hurler sa fierté d’être comme on est mais accepter qu’on ne contrôle rien du tout. Car c’est ça qui fait que le miracle de la connexion entre plusieurs êtres humains peut se faire, ces émotions trop intenses et incontrôlables, c’est ça qui fait que nous ne sommes pas que des consommateurs quand nous ne sommes pas que des ressources humaines.

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Les choses qui sont les plus difficiles à dire sont souvent les plus importantes, avoir des émotions qui nous prennent à la gorge en y pensant, avant d’en parler, en en parlant, après en avoir parlé, bafouiller, pleurer, être maladroit, tout ça est ce qui fait que nous ne sommes pas des machines, contrairement à ce qu’on nous enjoint à faire sans cesse à coup de « il faut être aux commandes de sa vie » et autres sermons incantatoires capitalistes, l’examen de la performance ayant comme remplacé l’examen de conscience d’autrefois.

Les sensibles, les perdues, les émotifs, les distraites, les discrets, les gentilles sont ceux qui vont nous aider à sortir de cette ornière, ceux qui grâce à leurs émotions impossibles à dissimuler complètement malgré leurs efforts permettent de ne pas se sentir seul.

Alors si le monde des Bisounours pourrait un peu plus ressembler à ça franchement, c’est vraiment beaucoup plus réaliste, c’est en train de se produire, et d’après la plupart des libéraux, le réalisme, c’est ce qu’il nous faut alors profitons-en, pour une fois qu’on est d’accord sur quelque chose.

Frances-One

 

Une réflexion au sujet de « Gentils, discrètes, incertains : les héros qui viennent »

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