Ces derniers temps, j’ai souvent écouté des podcasts ou vu des vidéos où des femmes comme des hommes étaient amenés, que ce soit au hasard d’une question ou carrément le thème principal, à parler des modèles qui les avaient aidé à façonner leur vision de la masculinité ou de la féminité, que ce soit en bien ou en mal.
Ces questions sont effectivement passionnantes car même la réponse la plus bateau ou attendue révèle toujours quelque chose de notre culture, de notre génération, de notre rapport aux images et à notre société. Les personnages de films, de série, de livre, de BD ou autres qui nous ont fasciné pendant notre enfance, notre adolescence ou à l’âge adulte, plus ou moins profondément et pas pour les mêmes raisons selon notre âge, nous ont marqué à vie quoi qu’il en soit. Il est toujours intéressant d’entendre ce que les autres ont à en dire.
(Mon cobaye du jour)
J’ai noté une récurrence incroyablement persistante des princesses Disney parmi ces modèles adulés, ce qui n’est en rien un hasard. Le rouleau compresseur de la firme aux oreilles de souris est si incroyablement puissant qu’il a façonné notre imaginaire et continuera sans doute longtemps à le faire de par son hégémonie dans le paysage du divertissement. Et il est donc bon de voir qu’il sait aussi s’adapter au temps et offrir aux petites filles surtout mais aussi aux petits garçons des modèles autres que celui de la gentille neuneu qui parle aux animaux en espérant qu’un jour son pot de fleur princier viendra la sauver de ce monde tout pourri.
(Évidemment que je caricature… c’est pour l’intérêt dramatique)
Je ne jurais moi-même que par Mulan quand j’avais 8 ou 9 ans (même bien après !) et je peux voir aujourd’hui quelle figure positive pour l’affirmation de soi elle a été dans ma vie. Mais trêve de Disney, aujourd’hui je vais parler d’une autre influence, un peu plus confidentielle celle-ci mais qui n’en a pas moins façonné ma façon d’envisager la féminité de façon un peu plus ouverte et plurielle.
(Ça c’est juste pour kiffer un coup)
Comme je l’ai déjà plusieurs fois écrit sur ce blog, je suis une fan absolue de la bande dessinée sous la plupart de ses formes. Toutes ne peuvent pas me plaire mais toutes sans exception ont au moins un jour titillé ma curiosité. C’est pourquoi, à l’âge de 13 ou 14 ans, je me suis retrouvée à parcourir le premier volume des Passagers du vent de François Bourgeon, que j’avais un jour trouvé coincé dans les étagères de livres de mes parents.
Ils avaient dû acheter les deux premiers volumes à l’époque soit parce que le dessin était séduisant (comme je les comprends !) ou on avait dû leur offrir et ils n’avaient pas continué plus avant pour des raisons qui leur sont propres. Il faudrait que je leur demande, un jour.
Les Passagers du vent, publiés à partir de 1979 dans la revue Circus, sont, en apparence, assez représentatifs de ce qu’on appelle aujourd’hui un peu méchamment les “bandes dessinées à la papa”: des histoires au long cours en mille tomes, en couleur, en ligne clair, avec ces cases et des bulles bien dessinées, un fond historique avec une préférence pour les aventures de capes et d’épées ou de fantasy. Des héros virils et sans peur, parfois un peu bas du front pour être des ressorts comiques. Et, bien sûr, des meufs bonnes, dont on voit juste assez les nichons pour plaire aux supposés “papas” (à savoir le lecteur de bande dessinée classique tel qu’on l’imaginait alors, un homme blanc de 50 ans collectionneur de dédicaces, érudit et un peu égrillard).
Des BD comme ça, il en fleurissait treize à la douzaine des années 60 aux années 90 en France et en Belgique. Un modèle hégémonique qu’allaient venir bousculer salement les comics américains et les mangas japonais, entraînant dans leur sillage de nouveaux lecteurs, des jeunes, des femmes, par extension des jeunes femmes, qui n’étaient clairement pas leur coeur de cible (qui était, je le rappelle, les papas).
Mais c’était bien sûr en apparence seulement, comme souvent. Voici un résumé des Passagers du vent, ça peut déjà vous en convaincre (source : Wikipédia) :
“Cette fresque historique, qui a pour cadre la mer au XVIII siècle, raconte les aventures rocambolesques et tragiques d’Isa. La jeune héroïne, une noble dont on a volé l’identité, rencontre sur un navire de la Marine Royale Hoel, un gabier à qui elle sauve la vie. Hoel se retrouve prisonnier d’un sinistre ponton anglais. Aidée par son amie anglaise Mary, Isa parvient à le libérer. Isa, Hoel et Mary embarquent à bord d’un navire négrier, la Marie-Caroline, et arrivent au comptoir de Juda au royaume du Dahomey. Face aux intrigues de pouvoir et aux sortilèges africains, Isa doit lutter pour guérir Hoel d’un empoisonnement. La Marie-Caroline repart pour Saint-Domingue avec à son bord le « bois d’ébène », c’est-à-dire les esclaves. Ces derniers se mutinent mais leur révolte est réprimée dans un bain de sang. L’arrivée à Saint-Domingue sera déterminante pour Hoel et Isa.”
Déjà rien que ça, moi ça m’en bouche un coin parce que spontanément, la période du commerce triangulaire et des prémices de la colonisation, c’est pas méga fréquent comme toile de fond. Il y aurait plusieurs articles à consacrer à la vision critique de la France impérialiste et de l’esclavage que Bourgeon propose dans cette histoire et à quelle point elle est vitale. Écrire ces articles cependant demanderait des connaissances historiques et sociologiques que je n’ai pas et qui ne sont de plus pas le sujet aujourd’hui.
Le sujet étant les modèles féminins atypiques, je propose de se contenter pour débuter de relire les trois premières lignes du résumé ci-dessus : il s’agit des aventures d’Isa, une femme. Rien que ça, c’est étonnant pour l’époque, associer aventures avec un grand A et femme dans une même phrase. Elle se trouve sur un navire de la Marine Royale (et y circule déguisée en homme, détail qui a son importance) où elle rencontre un matelot (comprendre, elle le baise) à qui elle sauve la vie.
Voilà. Et tout ça rien que dans les premières pages du premier des 5 tomes, La fille sous la dunette. Moi je dis, ça pose. Et à l’époque déjà j’ai été totalement fascinée par le personnage d’Isa, c’est devenu pour moi la figure tutélaire de la femme libre en tous points de vue, courageuse et forte.
Mais sa vraie force, ce qui fait d’elle un personnage réussi qu’on oublie jamais vraiment, c’est qu’elle est aussi parfois veule, arriviste, raciste, fermée d’esprit, cruelle, amère, pessimiste, hargneuse, que parfois face à l’adversité ses belles valeurs ne tiennent plus et que seule compte la survie.
Et ce qui en fait aussi et surtout un bon personnage féminin et pas juste un archétype de héros masculin à qui il aurait poussé des nénés, c’est qu’elle est certes forte malgré le fait qu’elle soit une femme mais aussi et surtout parce qu’elle est une femme.
Elle sait se battre et tirer au fusil et n’a peur ni de sa propre mort ni de celle des autres. Ses ennemis déclarés sont les représentants des divers pouvoirs, toujours des hommes, qui se sentent menacés par sa liberté et qui veulent la remettre au pas, en tant que femme et aussi en tant que partisane de la démocratie et de l’abolitionnisme. Et si elle sait se battre contre les hommes avec leurs propres armes, elle sait aussi très bien user de l’arme qu’on attribue à son sexe, la séduction, quand le besoin s’en fait sentir, ce qui la rend au final deux fois plus redoutable. Elle a cette qualité à mon sens extrêmement féminine (au sens où notre éducation genrée pousse les femmes à la développer davantage que les hommes, on est d’accord qu’aucune qualité ou défaut n’apparaît naturellement chez un genre précis) qui est la résilience, cette faculté de tout traverser et d’être capable de s’en remettre et d’aller de l’avant.
Bien qu’étant une femme du XVIIIème siècle, Isa est bien plus libre que la plupart d’entre nous au XXIème. Le vent du titre souffle dans sa tête et emporte avec lui ses préjugés et ses conditionnements, comme ceux des autres personnages féminins secondaires qui sont tous, chacune à leur manière, des exemples de courage et de débrouillardise.
Ça ne fait que rendre par contraste les personnages masculins encore plus odieux. Il devrait y avoir un autre article qui leur serait consacré pour raconter ce que cette BD dit du crépuscule d’une certaine idée de la virilité. Voir tant de lâcheté, de rouerie, de pleutrerie et de stupidité chez ceux qui ont tous les pouvoirs décisionnaires en fait une bien cruelle blague.
Isa voyage en cachette, Isa étudie, enseigne, elle parle plusieurs langues. Elle fume, elle s’habille en homme sans pour autant cacher ce qu’elle est si ça n’est pas absolument nécessaire. Elle n’a honte ni de son corps ni de son identité. Elle dévoile même ses attributs sans honte, ainsi qu’elle le dit après avoir brutalement renvoyé un homme qui s’autorise à lui toucher la poitrine sous prétexte qu’il la devine libre sous sa chemise (en lui disant que « [les négresses] ne [lui] permettent pas d’oublier les charmes de la femme blanche ». On adore) : “je ne fais mystère ni de mon corps ni de ma pensée. Si j’avais voulu quelque chose de vous, monsieur, sachez que c’est sans ambiguïté que je vous l’aurais fait savoir.”
Une slut walk à elle toute seule, en somme. C’est puissant et c’est bien de lire ça quand on a 14 ans et qu’on commence à se faire traiter de pute juste parce qu’on marche dans la rue.
Elle sait se battre, aussi bien en uniforme militaire qu’en robe à crinoline. Elle sait tirer au fusil, ce qui nous est démontré lors d’une scène admirable face au roi du Dahomey, l’actuel Bénin alors en voie de conquête par les français, quand, entourée d’ennemis avec qui elle doit pourtant collaborer, on lui somme de tirer sur un oiseau à bout portant. Elle le fait, sans que cela soit montré comme quelque chose de facile, surtout vu le poids des fusils de l’époque. Elle y parvient non sans mal, grâce à sa technique et son sang-froid et pas à une quelconque facilité scénaristique bizarre.
Elle s’autorise les aventures sexuelles et amoureuses qu’elle veut, qu’elles soient masculines ou féminines, bien qu’étant amoureuse puis mariée à ce grand dadais de Hoel, dont plus le récit avance et plus on se demande ce qu’elle peut bien lui trouver.
Même au niveau de ses convictions politiques, elle est en avance, non seulement sur son temps mais aussi, par bien des aspects, sur le nôtre. Elle fait sienne les valeurs humanistes, anti-impérialistes et contre l’exploitation de l’homme par l’homme, que cet homme exploité soit noir ou, comme un homme sur deux, une femme. Ce qui ne manque pas de la mettre dans des situations compliquées voir, la plupart du temps, dangereuses car avec de telles idées, on ne se fait pas que des amis, aujourd’hui non plus et encore moins à l’époque.
On peut dire que finalement la seule chose qui lui donne l’apparence d’un personnage de BD à la papa est, comme par hasard, son corps. Sa silhouette n’a rien à envier à celles des femmes dessinées par Milo Manara, le maître de la BD érotique pensée par et pour des hommes (ce qui n’est pas grave, hein, c’est juste un constat). Comme le dira de belle manière le personnage d’une des autres BDs de Bourgeon mettant elle aussi en scène une héroïne puissamment sexualisée, Isa dispose “d’un petit châssis à faire bander un mort”.
Ce qui différencie cependant Isa d’autres personnages féminins comme par exemple Atalante ou Cixi dans Lanfeust de Troy, c’est qu’elle n’est pas que son corps. En tant que corps féminin attirant, il est tour à tour son allié et son fardeau. Il est montré comme un corps d’être humain, remarquable par son endurance et ses capacités plus que par sa conformité avec les canons de beauté dominants.
Je ne peux donc pas rejeter en bloc la sexualisation dont elle fait l’objet car elle sert l’histoire, elle n’est pas là uniquement pour faire joli et faire fantasmer les “papas”. Ou Bourgeon lui-même, dont on se doute en regardant certains dessins qu’il a bien dû prendre son pied (ce que je lui souhaite d’ailleurs).
Les Passagers du vent ont connu une suite 25 ans après la sortie du dernier tome. Je comprends parfaitement pourquoi Bourgeon n’a pas réussi à totalement oublier un personnage pareil. Je ne l’ai pas lu mais il paraît qu’on y découvre la vie de Zabo, l’arrière petite-fille d’Isa (qui comme elle s’appelle Isabeau), en Louisiane durant la guerre de Sécession, avec des flashbacks concernant la vie de son aïeule qui, apparemment, a ensuite vécu très vieille après la tombée de rideau de ses propres aventures.
Et c’est assez logique, puisqu’on apprend en fin de cinquième tome que, malgré des aventures qu’on ne caserait pas dans une vie entière, Isa n’a “somme toute, que 18 ans… et encore toute la vie devant [elle]”. Et il semblerait qu’elle en ait aussi bien profité par la suite.
À la base, je voulais aussi parler des héroïnes des autres BDs de Bourgeon mais devant l’ampleur prise par cet article, il sera donc découpé et la suite arrivera prochainement !
Tres intéressant, comme analyse, je me suis autant régalée à lire votre article qu en lisant (et relisant) tous les tomes de chaque série .Oui je suis assez d accord avec vous, concernant « les yeux d etain de la ville glauque « ,c est assez dérangeant, parfois. Désolée,je n ecris pas au bon endroit, ici c est consacré à Cyan.lol
En tout cas,bravo pour votre article, c est vraiment riche et captivant, j ai appris beaucoup de choses et je relirai ces séries avec un œil et un point de vue nouveaux.
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Merci beaucoup Cécile pour ce commentaire, il me va droit au coeur! C’est tellement génial de se dire qu’on a contribué à une nouvelle relecture et une relecture différente surtout! C’est clair que le tome 2 des Compagnons du Crépuscule me hante aussi, c’est vraiment le malaise à tous les niveaux mais on y revient tout de même, c’est donc que ça n’est pas que ça!
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Yes, mon auteur BD préféré ! En plus des Passagers du vent, j’aime beaucoup ses protagonistes dans la trilogie des Compagnons du crépuscule (un petit coup de coeur pour Mariotte et Yuna) et le cycle de Cyann. Même si Isa, Mariotte et Cyan sont toutes les trois très différentes, elles ont du caractère, et c’est ce qui apparait souvent chez Bourgeon. Il y a une singularité et un tempérament toujours un peu taquin que je retrouve chez les personnages féminins qui manie de façon quasi ludique le verbe (comme le fait très bien Bourgeon), un sacré pouvoir des mots. Merci pour cet hommage ! (il parait qu’il est dans le Finistère, dans mon coin si un jour tu veux le rencontrer).
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